la norme en question: moi, ce que j'aime, c'est les Monstres d'Emil Ferris
Roman graphique étonnant, j’ai été happé par l’univers pictural et littéraire d’Emil Ferris. A la fois Bd, comics, roman, on suit l’histoire de Karen, une jeune fille qui ne s’aime pas. Elle se voit comme un monstre, un lycanthrope. Elle vit à Chicago à la fin des années 1960, en pleine période de tensions raciales. Elle, ce qu’elle adore c’est dessiner, elle tient des cahiers où elle dessine aussi bien les couvertures des magazines d’horreur qu’elle lit, que les tableaux qui la fascinent lors des visites avec son frère Deeze à l’institut de Chicago.
Sa voisine un peu bizarre Anka, meurt brutalement et elle décide de mener l’enquête car elle est persuadée que des choses étranges se passent dans son immeuble. Anka aimait les fleurs, lui faisait toujours un petit signe avant qu'elle n'aille à l'école, pour Karen elle ne peut s’être suicidée.
A travers le stylo bille de l’auteure tantôt en noir et blanc, tantôt coloré, on découvre à la fois une réalité, celle des quartiers de Chicago, le racisme à l’égard des portoricains, les tensions raciales lors de la mort de Martin Luther King. On réfléchit sur la norme avec Karen qui se voit comme monstrueuse car elle aime le gore, les films d’horreur et en plus elle n’est pas comme toutes les jeunes filles. On plonge dans l’univers torturé et artistique de Deeze, son frère bourreau des cœurs qui cache son mal être par ses dessins.
L’auteure incorpore de nombreuses références à la littérature de l’imaginaire, à la peinture, pour en faire son propre univers. A la fois violent, beau, décadent comme une fleur du mal. On s’attache à Karen et sa quête identitaire et à Anka, personnage cabossé cette jeune femme, poupée cassée qui a vécue l’enfer en Allemagne dans les années 1930-40. L’histoire démontre aussi la violence de la société et notamment vis-à-vis des femmes, elle met en lumière les stéréotypes avec Missy, parle de l’homophobie.
Finalement, ce roman est riche et complexe, à la fois journal intime, chronique de l'année 1968 en Amérique, hommage à l’art et aux marginaux. L’auteure nous montre que les vrais monstres ne sont pas dans les films, dans les peintures, ils ne sont pas parmi les minorités, les pauvres mais parmi ceux qui ont le pouvoir. Les monstres sont les gens qui pensent savoir, qui dictent leurs codes et leurs lois.
J’ai apprécié cette réflexion sur la norme, sur la peur, sur nos pulsions mises en image de manière singulière. Une plongée dans l’inconscient de l’auteure qui m’a laissée profondément admirative. Donc curieuse de lire le prochain volume et de savoir comment va évoluer Karen et Deeze, ce qu’il est arrivé à Anka et de continuer à voir à travers les yeux et le stylo bille de l'auteure.